"L’homme est une machine si compliquée que parfois on n’y comprend rien, surtout si cet homme est une femme." Fiodor Dostoïevski

Vingt-deux heures.... J'ai peut-être un peu abusé aujourd'hui, faut vraiment que je rentre où j'en connais qui vont me tomber dessus. J'ai du mal à me dégager de mon petit ami, il pue la cigarette et est un peu trop bourré pour bouger, je me demande même s'il ne s'est pas endormi mais qu'est-ce qu'il est lourd ! En bougeant, je le réveille. Il m'agrippe violemment le bras, me conjure de rester, je refuse, il serre de plus en plus fort. Je n'aurai jamais dû commencer à le fréquenter, lui et ses potes. La malchance m'est tombée dessus en même temps que la sottise. Je pensais que ce serait marrant, que je vivrais enfin la vie que je voulais, libre et extraordinaire, je suis vraiment tombée amoureuse de lui, j'ai pu découvrir tout un tas d'expérience dont je n'aurai même pas soupçonné l'existence sans eux. Oui, je l'avoue, j'étais bien au début, et puis ça a dégénéré. Je suis devenue comme eux. Je pensais garder ma personnalité, m'en sortir, qu'ils ne m'entraineraient pas mais j'avais tord. Je suis devenue moi aussi adepte d'alcool, de cigarette, de drogue. Je ne rentre jamais dans mon état normal chez moi, jamais. Mais je rentre toujours tôt pour éviter les questions, pas aujourd'hui. Je n'ai pas vraiment vu l'heure passer, et plus ça va, et moins le groupe veut bien me lâcher. Ils m'ont souvent demandé d'habiter avec eux, mais j'ai déjà assez foutu ma vie en l'air comme ça, je veux me reprendre mais comment ? Je suis trop changée pour ça, y a plus rien à faire. J'ai pris la voie du non-retour, j'en étais consciente et j'ai sombré. Parfois, je me dis même que j'aurai été un homme, ma vie aurait été beaucoup plus facile, je ne serais pas aussi soumise, aussi impuissante et incapable que je le suis en ce moment même. Je sens les regards braqués sur moi, non ce soir ils ne me laisseront pas partir. Je me détends, je me calme, je les regarde gentiment, ils pensent que je vais céder et rester. Je profite du moment où ils s'y attendent le moins pour dégager mon bras et courir plus vite que je ne l'ai jamais fait. Je ne me leurre pas, ils me retrouveront, ils y arrivent toujours, ils savent où j'habite de toute manière. Je pourrais arrêter ça rapidement, les balancer au flic ou à mes parents mais je veux leur prouver que j'ai mûri, que je contrôle la situation, c'est faux bien sûr, tellement faux. Je ne savais même pas que j'étais capable de courir aussi vite. Je m'engouffre vite chez moi, espérant secrètement que mes parents seraient couchés, que je n'aurai pas à expliquer ma course effrénée et pourquoi je rentrais si tard. Je refermai vite la porte mais délicatement pour ne pas attirer l'attention. C'est alors que je remarque la lumière d'appoint allumée dans le salon, je m'avance et je vois ma soeur, le visage fermé, me regardant silencieusement. « Papa et maman étaient morts de trouille et tellement fatigués. J'ai proposé de t'attendre. T'es allée trop loin Eline. » Cela faisait, il me semblait, des années, que personne ne m'avait appelé Eline. Quand on me demande mon prénom, je réponds toujours Eli, ça vient naturellement. Il n'y a que lors de disputes qu'Orena m'appelle comme ça. Je ne m'arrête pas et continue mon chemin vers l'escalier pour monter dans ma chambre. Elle se lève d'un bond et m'attrape le bras de la même manière, de la même force que Stan quelques minutes plus tôt. Il avait d'ailleurs laissé une belle trace rouge, je ne la sentais pas, mais elle était bien visible. « Et c'est quoi ça ? » Elle me lâcha brutalement et vint se placer juste devant l'escalier, me barrant le passage. « Tu te rends pas compte que c'est à nous que tu fais du mal aussi ? Je me demande même pourquoi je prête encore attention à toi. C'est vrai, je pourrais passer mon chemin et te laisser pourrir là après tout. Et d'ailleurs pourquoi je le fais ? T'es même pas véritablement ma soeur. Et papa alors ? T'es pas sa fille et pourtant il s'occupe de toi, il l'a toujours fait. Tu te rendras compte quand que y a des gens qui tiennent à toi et que tu fous tout en l'air, tout le temps ? » J'aperçus une ombre en haut de l'escalier, mon père me regardait tristement. Alors il y avait des secrets dans cette famille, des secrets si importants me concernant et personne n'avait jamais cru bon de m'en parler ? Des secrets si importants et ils osaient dire qu'ils tenaient à moi, qu'ils s'occupaient de moi ? John Wright n'était pas mon père, il ne l'avait jamais été. Je n'étais pas une Wright, je ne faisais pas parti de cette famille. Je n'ouvris toujours pas la bouche, aucun son ne sortirait, je ne répondis rien. Je laissais mon silence prendre place dans toute la maison, un silence sourd et inconfortable. Et je partis.

Un mois plus tard, après avoir enchaîné les taudis, bien décidée à ne plus remettre les pieds dans la petite maison londonienne des Wright, j'avais terminé mes recherches. Mon père biologique, oui, je l'avais retrouvé. Il avait fallu que je remonte bien loin dans l'histoire pour retrouver ses traces. Il n'était pas à Londres, ni en Angleterre d'ailleurs, bien plus loin que l'Europe, en dehors de ce monde. En fait, je ne sais pas vraiment s'il y est, mais c'est l'endroit le plus logique. Certains livres parlaient même de lui, un archéologue très réputé, parti il y a dix-neuf ans pour une expédition dangereuse. Il serait parti pour l'Egypte, du côté des pyramides de Khéops, il était donc logique que je continue mon périple là-bas. C'est ainsi qu'on me contacta, mes recherches avaient été ébruitées. Je fus très vite ralliée à un groupe qui voulait partir explorer un "nouveau monde", je ne comprenais pas vraiment de ce quoi ils parlaient ni où tout cela allait me mener. Mais je dois dire qu'Oblivion était bien loin de tout ce que j'imaginais.

La nature cache la peur

Que les hommes peuvent être stupides, eux et leurs constructions en chaine et leur soif d'argent. A Londres, les immeubles s'enchainent, le ciel n'a presque plus sa place dans ce monde industriel. Tout est gris, tout est moche, du moins ce qu'Eline en connait. Ici, tout est différent, il n'a que la nature et la jungle à perte de vue. Autour d'elle, des fleurs de toutes les couleurs, de toutes sortes. Elle se sent revivre, dans son élément. Peut-être que son malêtre quand elle était à Londres venait de là ? Il lui suffisait juste de retrouver la flore et elle aurait sûrement pu lutter, rester chez elle. Son environnement ne lui convenait plus et elle se sentait oppressée dans cette vie à cent à l'heure. Il lui semblait que le temps c'était arrêté au moment où elle avait posé le pied en Oblivion. une nouvelle vie, un nouveau souffle, qui lui ouvrait les bras. Elle avait quitté le village qui avait été bâti pour les Orphelins tôt dans la matinée. Ainsi, personne ne l'avait vue partir, du moins d'après ce qu'elle pensait, et elle pouvait maintenant explorer les environs à la recherche d'un indice, de quelque chose, qui la guiderait jusqu'à son père. Jusqu'à présent, elle n'avait rien trouvé, et elle s'était peut-être trop éloignée du campement. Mais le décor qui s'offrait à elle ne lui laissait pas une seule seconde pour penser qu'elle devait rentrer. C'était simplement magnifique. On aurait dit que cet endroit n'était plus sauvage mais parfaitement entretenu et ordonné, un vrai havre de paix. Il n'y avait presque pas un bruit, juste le bruissement des plantes, balayées par la brise et quelques animaux qu'on entendait au loin, mais ici, la jungle s'était endormie. Elle s'approcha encore, touchant les fleurs, les arbres, les entendant respirer, restant en symbiose avec cette magnificence qui s'élevait encore. Cet endroit ne cesserait donc de l'étonner ? Depuis son arrivée, récente, elle découvrait chaque jour de nouveaux paysages, comme si tous les plus beaux lieux du monde avaient été réunis dans un seul et même endroit, ce nouveau monde si beau et si pure. Elle tourna sur elle, leva la tête, inspecta le ciel, elle regardait les moindres recoins de ce jardin pour ne pas manquer un détail important, une nouvelle variété de fleurs, n'importe quoi. Elle voulait profiter de son séjour ici pour découvrir le maximum de choses. Et, si son voyage venait à perdurer car aucune sortie n'était trouvée, elle voulait connaitre les lieux comme sa poche. Bien sûr, elle savait que cela lui était presque impossible, on lui avait raconté que seuls les natifs savaient se repérer dans cette jungle qui, apparemment, changeait d'aspect tous les jours.

Elle était encore dans ses pensées quand elle entendit le craquement sec d'une branche. Il n'y avait pas d'animaux ici, elle n'avait rien entendu depuis qu'elle y était arrivée. Elle se retourna et découvrit plusieurs Chieresques la regardant avec étonnement. Instinctivement, elle s'accroupit et ramassa une pierre, sur la défensive. Elle plia le bras derrière elle en angle droit, comme les lanceurs de balle qu'elle voyait à la télévision quand elle regarda les matchs de baseball avec son père, ces moments où ils étaient soudés, ces moments qui remontaient à plusieurs années maintenant. Elle s'apprêtait à la lancer.