“ the fault in our stars ”
Chacun de nous porte en lui le Ciel et l'Enfer.
« La Russie est bercée de légendes. De contes didactiques visant à apprendre aux enfants comment s'articule le vaste monde autour d'eux. Vaste, la Russie l'est. L'Etat continent, si vaste que même les russes n'est connaissent que rarement la totalité. Le pays du froid et de la neige, traversé par l'oiseau de feu, le dragon Gorynych, la vieille et redoutable Baba Yaga et ces petites fées qui n'ont rien à voir avec celles que l'on imagine dans les contes occidentaux. Ces petites fées-là étaient typiquement slaves. Ont les connaissait peu, en réalité, tout juste savait-on d'elles qu'elles aidaient le Domovoï à veiller sur la maison et le foyer. Leur tâche était simple : elles protégeaient les nouveaux-nés de la folie destructrice de Baba Yaga. Car en dépit de la course des siècles, la mystérieuse Russie restait profondément superstitieuse, attachée à ses rites, à ses traditions, à son Eglise orthodoxe malmenée par le pouvoir soviétique en place.
C'est à Nakhodka que l'histoire de Natacha commence, avec un événement remontant bien avant sa naissance : le mariage de ses parents. Vladimir Aleksandrovitch Ralive était un homme d'affaires, issu d'une famille aux modestes origines qui avait connu une formidable élévation sociale lorsque le port tout proche de Vladivostock, qui accueillait les navires de guerre, fut pour cette raison fermé aux voyageurs venus de l'étranger. Le petit port de pêche qu'était Nakhodka fut alors le sujet d'une incroyable montée en puissance, permettant aux Ralive d'investir encore et toujours plus, et d'amasser de belles économies. Le père de Natacha fut élevé dans l'idée que le travail finissait toujours par payer, à condition que l'on donne le meilleur de soi-même. Il épousa, par un lumineux matin d'été, une jeune couturière de sa ville, la douce Ekaterina Ivanovna, qui à vingt-deux ans, rêvait déjà d'avoir des enfants. Un foyer aisé, un couple uni, les Ralive avaient tout pour être heureux. Ne manquaient à ce tableau idyllique qu'une famille nombreuse. Et cela ne tarda guère : l'année qui suivit leur mariage, Ekaterina tomba enceinte.
C'est ici que les fées du Domovoï font leur entrée. Toutes magiques qu'elles étaient, elles se penchèrent sans être vues sur le ventre rebondi de la future mère et décidèrent ensemble du don qu'elles accorderaient au premier enfant, pour le protéger de Baba Yaga. Celui-ci, murmurèrent-elles, sera un garçon. Dans un pays comme la Russie soviétique, encore marquée par le machisme, cette distinction avait une importance certaine. Et ainsi naquit Aleksandr Vladimirovitch, littéralement "fils de Vladimir", puisque la tradition voulait que l'enfant porte en patronyme le nom de son père. Deux ans après Aleksandr, le foyer des Ralive fut à nouveau béni de Dieu, puisqu'un nouvel enfant vint à naître. Le rituel reprit. Les fées se penchèrent sur le ventre d'Ekaterina et prononcèrent leur bénédiction : celle-ci sera donné d'une intelligence certaine, mais surtout sera la plus talentueuse des musiciennes, et ce don guidera sa vie vers des sommets étoilés. Et ainsi naquit Ileana Vladimirovna. L'affaire se répéta une troisième fois, en 1985. A nouveau, les fées du foyer intervinrent et à nouveau, bénirent l'enfant à naître : celle-ci n'aura pas le talent de son aînée pour la musique, mais fera preuve d'une exceptionnelle intelligence qui la mènera vers une carrière plus que prometteuse. Et ainsi naquit Tatiana Vladimirovna.
Mais lorsque, deux ans après de nouveau, Ekaterina Ivanovna Raliva tomba enceinte pour la quatrième fois, les fées du foyer se voyaient fort occupées ailleurs, et songèrent sans doute que la famille Ralive avait été suffisamment bénie ainsi. Mieux valait réserver leur magie à ceux qui en avaient le plus besoin. Aussi, du moment où les premières contractions se firent sentir à celui où les cris du nouveau-né perçaient la quiétude de l'aube, nulle magie n'intervint pour doter l'enfant de quoi que ce soit. Et ainsi naquit Natacha Vladimirovna. »
"Tu crois que c'est ainsi que cela s'est passé ?" Fis-je, levant les yeux de mon cahier. La réponse de mon frère ne tarda pas à fuser :
"non." Je soupirais. Mon frère n'avait jamais cru aux fées, ni aux contes. Baba Yaga, l'oiseau de feu, le Domovoï, tout cela le laissait indifférent.
"Les garçons sont tous les mêmes," grommelais-je,
"ils ne croient que ce qu'ils voient." Aleksandr eut un rire de nez. Il se tourna vers moi, me fixa droit dans les yeux comme s'il avait quelque chose de capital à me dire, sauf qu'aucun son ne franchit ses lèvres. Il n'ouvrit même pas la bouche. Nous nous ressemblions terriblement, lui et moi, et notre lien de parenté était absolument indéniable. Tout comme nos origines, d'ailleurs. Nous n'étions pas spécialement de haute taille, mais notre minceur était telle que nous semblions plus grands que nous l'étions en réalité. Les cheveux blonds et lisses, les yeux bleus en amande, les pommettes hautes et sculptées, nous étions très slaves, en fin de compte. Je baissais à nouveau les yeux vers mon cahier, et les mots à l'encre sombre que j'y avais posé.
"Si tu penses que c'est faux," articulais-je lentement,
"comment expliques-tu que tout le monde se fiche de moi ?
- Je ne me fiche pas de toi, moi," me sourit-il,
"je suis là !
- Idiot ! Tu sais très bien ce que je veux dire. Papa, Maman, Tatiana, Ileana, ils font comme si je ne comptais pas. Comme si j'étais transparente, ou inutile, ou absente ! Comme si..." J'eus un pause, déglutis :
"comme si je n'était jamais née."Etait-ce cela ? Regrettaient-ils ma naissance ? Me détestaient-ils ? Saurais-je un jour pourquoi je les laissais tous autant indifférents ? Je ne me trouvais pas si nulle, pourtant. J'avais des notes correctes, je m'intéressais au monde autour de moi. Mais je n'avais pas l’exceptionnelle intelligence de Tatiana, qui alignait les meilleurs résultats de l'école depuis qu'elle y était entrée. Déjà, elle avait sauté deux niveaux, et s'installait à côté d'Ileana en classe, sous le regard impressionné des professeurs qui la voyaient apprendre et comprendre avec une facilité presque surhumaine. Je n'avais pas non plus le talent d'Ileana, qui du haut de ses onze ans, jouait du piano, du clavecin, du violon, du violoncelle et réclamait à corps et à cris une harpe pour Noël, qu'elle recevrait sans doute. Je savais tout juste interpréter l'hymne national au piano, puisque c'était le seul morceau que j'avais retenu des cours à domicile dispensés par nos parents. Pour ce qui était du reste, j'étais si mauvaise que même le chat s'était réfugié sous le lit d'Aleksandr pour ne pas avoir à m'entendre.
"Est-ce que je suis bonne à faire quelque chose, Aleks ?" Mon frère s'approcha de moi, me prit mon cahier des mains et le posa sur la table tout proche avant de s'agenouiller à mon niveau et de poser ses mains sur mes épaules. Il avait treize ans et une voix déjà grave.
"Ecoute-moi bien, soeurette. Tu sais pourquoi je ne crois pas à ton histoire de fées ? Parce-que je ne crois pas que quiconque décide pour nous quels seront nos talents ou nos fautes. Tu veux réussir ? Donne-t-en les moyens, si tu le veux vraiment, tu le peux. Rien ne t'en empêche. Tu veux prouver aux parents que tu vaux autant que nos soeurs ? Travaille, accroche-toi, tu y arriveras. Ce n'est pas parce-qu'elles sont très douées que tu ne l'est pas aussi. Trouve ta voie, trouve ton talent, ta passion, appelle ça comme tu veux, ce qui compte, c'est que tu le trouves. Quand tu l'auras trouvé, tu verras que tu briseras des records, et que le monde entier connaîtra ton nom."J'ai toujours adoré mon frère, mais je dois reconnaître qu'à certains moments, il est vraiment génial.
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Si je devais être définie en un mot, ce serait Sibérie.
Je crois que nul être sur cette planète n'a été davantage attaché que moi à sa terre natale. D'aucuns la jugeraient hostile, glacée, sans vie ni intérêt. Pas moi. J'avais toujours su que j'aurais beau sillonner le monde de part en part, je ne serais bien qu'ici. Ce pays de froid et de neige était le mien, j'en aimais toutes les facettes. Les vastes étendues gelées m'apaisaient, les tapis blancs presque immuables me plaisaient. J'aimais ces paysages vierges de toute végétation, sol immaculé et ciel oscillant entre le gris et le bleu pâle, parfois chargé de nuages cotonneux. Au loin, le haut des collines molles se confondait avec le firmament. La gamme des couleurs était froide et lumineuse comme la neige éclairée par ce soleil propre à la Sibérie, ce soleil si froid qu'il se contentait d'éclairer sans rien réchauffer. Un monochrome de gel, de brillance et de clarté, qui dégageait une impression de sérénité. Tout semblait figé, hors du temps et hors du monde. Les vents qui balayaient ses plaines étaient quasi continuels, souvent violents, ils cognaient avec force contre les volets des fenêtres, sifflaient sans discontinuer pendant des jours entiers, fauchaient les quelques semblants de végétation qui tentaient tant bien que mal de se frayer un chemin à travers la neige. Il pleuvait très peu, il neigeait beaucoup : en réalité, les températures étaient telles que les gouttes de pluie étaient changées en flocons avant même d'atteindre le sol. J'aimais les flocons, j'enviais leur liberté. J'aimais les tapis qu'ils formaient sur le sol, le crissement de la neige sous mes bottes. J'aimais les manteaux de fourrure qu'on enfilait par dessus les couches de vêtements, j'aimais les écharpes épaisses et les bonnets chauds qui masquaient l'essentiel de nos visages. A l'extérieur, les passants se muaient en individus épaissis par les masses qu'ils chargeaient sur leur dos, comme autant de boucliers contre le froid et le vent.
J'avais été élevée dans une famille particulièrement attachée à ses traditions. Les contes et légendes de la toundra avaient bercé mon enfance et peuplaient mon sommeil, le culte orthodoxe avait rythmé mes journées, et ce même alors que la loi l'interdisait. J'étais très jeune lorsque s'effondra le bloc soviétique bâti sur les mêmes limites géographiques que l'Empire des Tsars, trop jeune pour comprendre mais déjà assez âgée pour voir : les années qui suivirent la chute de l'URSS furent difficiles pour ma famille. L'argent ne rentrait plus, le monde entier voyait quel retard la Russie avait sur le reste du monde occidental. La ré-ouverture de Vladivostock fut pour ma ville natale un coup de massue : Nakhodka rejoignit les rangs - toujours plus nombreux - de ces villes vidées par la crise, appauvries et sans avenir, un Detroit à la russe. Fort heureusement pour nous, la vie finit tant bien que mal par reprendre son cours, grâce aux investissements de mon père dans les firmes d'extraction de pétrole et d'uranium. Bientôt, les années sombres ne furent qu'un lointain souvenir qui s'évapora de mes pensées. J'eus une enfance sans accrocs ni heurts, entre la maison, l'école et l'Eglise. Sans doute bien d'autres, en Russie, dans le reste du monde, étaient infiniment plus mal lotis que moi. Et pourtant, l'ombre au tableau persistait : au lieu de Baba Yaga, ce fut la transparence, la médiocrité, qui devinrent mes fléaux. Mes parents ne me détestaient pas, non, je crois même qu'ils m'aimaient, mais parmi les filles de la maison, mes soeurs réclamaient toutes leurs attentions. Entre les résultats brillants de l'une et le talent incontestable de l'autre, je devins vite la dernière roue du carrosse. On ne me persécuta pas, jamais je n'eus à jouer le rôle d'une Cendrillon, mais on m'oublia. J'étais devenue un meuble, un objet silencieux qui faisait partie du quotidien et auquel on s'était si bien habitué qu'on passait devant sans le voir. J'appris à rester discrète et silencieuse, à raser les murs et à faire des ombres mon territoire.
A tel point que j'en venais à me demander s'il arrivait à Ekaterina Raliva de se souvenir qu'un certain 16 mai 1989, son quatrième enfant était né.
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"- Essaie encore, échoue encore : échec profitable.
- Samuel Beckett."Bras droit tendu devant moi, jambe droite légèrement fléchie, je ne quittais pas des yeux la lame du fleuret manié par Aleksandr. A force de rester crispées en position d'attaque, mes jambes étaient douloureuses, mais j'avais relégué ce désagrément aux tréfonds de mon esprit. Mon souffle était de plus en plus court, ma respiration de plus en plus hachée, des perles de sueur jaillissaient de mon front et de mes tempes à mesure que passaient les minutes, marquées par un savant enchaînement d'agressions et de défenses. Pare, frappe. Pare, frappe. Pare, frappe. Rien d'autre n'avait d'importance. Je me mordais la langue tellement fort que le goût du sang vint à se répandre dans ma bouche. Mais de cela aussi, je me fichais royalement. J'aurais tout le temps pour y penser après : ce qui importait, à l'instant présent, était de désarmer mon frère et de remporter ce duel plutôt serré. Tout en répliquant à ses remarques, énoncées d'une voix qui traduisait ses efforts.
"Fais-le ou ne le fais pas, mais il n'y as pas d'essai." Il essaya d'atteindre mon bras, j'usais de ma lame pour dévier la sienne et parvins à toucher son abdomen, assez fort pour couper sa respiration quelques micro-secondes et le désarçonner. Du choc, il laissa son fleuret lui échapper des mains, et alors que la pointe de la lame heurta le sol, sa poignée dévia et décrivit un arc de cercle dans les airs. Prestement, je fis passer ma propre arme dans ma main gauche et avec la droite, attrapai celle de mon frère. Le tout n'avait duré que trois secondes au maximum. Je pointais les deux lames vers mon adversaire, transpirante et épuisée, mais victorieuse. En tout et pour tout, notre affrontement avait duré une bonne demi-heure avant que je parvienne enfin à l'emporter. J'eus un large sourire.
"Maître Yoda.
- Joli coup," siffla-t-il, me rendant mon sourire,
"tu verras, tu vas cartonner, demain.
- J'y compte bien, frangin."Demain, un mot plein de rêves et de promesses. Demain aurait lieu la compétition qui déterminerait qui partirait représenter Nakhodka aux championnats nationaux se déroulant à Moscou et qui resterait sur la touche. Chaque niveau serait représenté, des débutants aux plus chevronnés d'entre nous. Chacun avait sa chance, une chance inouïe de vivre une expérience exceptionnelle. Je ne comptais pas laisser passer la mienne. J'en avais assez d'être sur le carreau, d'évoluer dans la pénombre. N'avais-je pas droit à la lumière, moi aussi ? Cette fois, j'avais la ferme intention d'être vue et entendue, de remporter cette première victoire et de tout faire pour remporter celles qui suivraient. Ce n'était pas la gloire que je voulais, mais la reconnaissance : que mes parents et mes soeurs sachent enfin que moi aussi, je pouvais les rendre fiers. Il m'avait fallu du temps avant de trouver ma voie, ce talent caché dont m'avait parlé Aleksandr huit ans plus tôt. Lui était un grand amateur de sports de combat, et nous ne comptions plus les médailles qu'il accumulait. Judo et karaté, sambo et krav-maga. J'avais suivi de très près son parcours, et c'était lui qui m'avait transmis sa passion du sport : je suivis des cours de gymnastique, de danse classique, je rejoignis mon frère au judo. Je m'y plaisais, mais cette sensation de ne pas être à ma place, cette sensation qui me poursuivait depuis l'enfance ne cessait pas. Jusqu'à ce jour de l'année dernière où, en accompagnant mon frère à sa compétition de sambo, j'assistais à un entraînement d'escrime.
Dès lors, ma vie n'avait plus été la même.
Restait à prouver que j'étais capable de relever le défi. Je m'étais jetée corps et âme dans cette passion pour le maniement de l'épée. J'avais lu tous les livres, visionné tous les films qui traitaient, de près ou de loin, du sujet. Chaque jour en rentrant du collège, je bouclais vite et du mieux possible mes devoirs avant de m'entraîner au moins deux heures dans le jardin, été comme hiver, par vent et par neige. Je m'étais inscrite au club d'entraînement de la ville, et les cours, au départ de trois heures chaque mercredi après-midi, ne me suffirent bientôt plus. Je suppliais mes parents de m'inscrire à ceux du samedi, et ils ne furent pas longs à céder, sans doute pour acheter leur paix. Résultat : depuis un an, je suivais six heures d'entraînement intensif en club, sans compter les deux heures quotidiennes. Seize heures hebdomadaires. Davantage que mon emploi du temps, c'était ma vie entière qui était déterminée en fonction de l'escrime. Ni ma mère ni mon père n'y prêtaient grande attention : je restais pour eux l'inexistante, la petite dernière que l'on oubliait. L'aînée de mes deux soeurs, Ileana la musicienne, avait intégré le conservatoire de Vladivostock avec les honneurs. Du haut de ses dix-neuf ans, elle avait déjà quitté le domicile familial et étudiait à présent la musique à plusieurs kilomètres de là, habitée par un objectif majeur : devenir chef d'orchestre à Saint-Pétersbourg. Tatiana, à dix-sept ans, venait de terminer ses études secondaires en majorant le lycée, et avait obtenu une bourse au mérite pour étudier les sciences politiques à Moscou. Elle aussi avait quitté Nakhodka. Restait Aleksandr, que mon père avait placé à un poste d'importance certaine au sein de son entreprise, puisque c'était lui qui en hériterait. Et moi, qui venait d'entamer ma première année au lycée. On eut pu croire que le départ de mes soeurs aurait reporté sur moi les attentions de mes parents, mais ce ne fut pas le cas : quatorze ans de transparence ne s'effacent pas si vite. A présent que les chambres de Tatiana et Ileana étaient vides, ma mère passait des heures au téléphone avec l'une et l'autre. Et on m'ignora comme toujours.
Mais plus pour très longtemps.
"Tu crois qu'ils viendront ?" Demandais-je à Aleksandr alors que nous marchions lentement vers la maison.
"Je les traînerais de force s'il le faut," rit-il. A vingt-et-un ans, il avait gardé son caractère parfois enfantin, sa naïveté d'adolescent. Physiquement, nous nous ressemblions toujours autant. Toujours aussi blonds, minces et secs comme des lames de couteau. Je haussais les épaules dans un demi-sourire : mes parents ne refusaient jamais grand-chose à Aleks, il n'aurait pas besoin de traîner quiconque de force. Si moi, j'allais les voir pour les supplier de venir, sans doute accepteraient-ils pour acheter leur paix, et demain auraient-ils déjà oublié.
"Fais en sorte qu'ils viennent," dis-je, presque suppliante,
"c'est ma seule chance d'enfin exister pour eux. Je t'en prie, Aleks, fais en sorte qu'ils soient là aux premières loges demain." L'idée qu'ils seraient peut-être aux premières loges pour me voir perdre jaillit un instant dans mon esprit, mais je la reléguais aux tréfonds de mon imagination. En temps normal, je partais du principe que le plus honteux n'était pas de perdre, mais de se résignais, or nous n'étions pas en temps normal. Demain, je devrais me battre comme si ma vie en dépendait, je devais remporter mes duels haut la main comme si rien d'autre n'avait d'importance à mes yeux. Et peut-être était-ce moi qui, enfin, deviendrait importante à leurs yeux. Nous étions parvenus sur le pas de la porte, mais alors que je m'apprêtais à l'ouvrir, mon frère me prit les deux mains. Son regard n'eut pas besoin de chercher le mien pendant longtemps et sa voix me parut être un murmure tranchant l'air comme la lame d'un fleuret.
"Ils seront là, demain. Papa et Maman. Promis. Et je serais là, moi aussi. Nous serons là pour t'applaudir quand tu remporteras tous les trophées, et lorsque Papa t'accompagneras à la gare pour que tu partes à Moscou suivre les championnats nationaux, il aura les larmes aux yeux, je te le promets."¤¤¤
Le sifflet retentit, annonçant la fin du duel. D'un même mouvement, mon adversaire et moi reculâmes. Un salut conforme aux règles, en inclinant le buste, pointe de la lame vers le bas, et je me redressai en retirant mon masque. L'entraîneur s'approcha de nous avec son calepin, et alors que je posais masque et fleuret sur le banc le plus proche, il énonça nos résultats :
"Poliana, trois touches. Tu t'améliores, mais fais attention à la position de ton poignet, si tu continues à le tordre ainsi, tu le crispes et il devient plus vite douloureux. Natacha, sept touches. Félicitations." Presque malgré moi, je souris et rougis comme une écrevisse.
"Merci, Ivan," sont les seuls mots qui me viennent.
"Ne me remercie pas, championne, remercie-toi." Alors que Poliana, mon adversaire, s'éloigne, il me tire à part.
"Les compétitions internationales auront lieu bientôt, et le directeur du centre veut que je propose deux candidatures, une chez les hommes et une ici. Tu serais partante ?" Je manque de m'étrangler.
"Partante pour... L'étranger ?" Il hoche la tête positivement.
"Londres, plus exactement. Des compétitions pour voir qui serait mûr pour les prochains jeux olympiques. Nous ne serons pas le seul club d'escrime de Russie, ni de Moscou, mais on a bonne réputation, et il nous faut les meilleures lames. Tu en es, Natacha. Pour signer, c'est en bas." Il me tend un papier, que je saisis machinalement, avant de me demander si je suis vraiment consciente de ce que je fais. J'en ai envie, bien sûr, j'en meurs d'envie. Quel sportif n'a jamais rêvé des jeux olympiques ? Ou même d'une quelconque compétition internationale ? Mais je n'ai jamais quitté la Russie, et en réalité, je n'avais jamais envisagé cette possibilité. Mon attachement viscéral à ma terre natale était-il compatible avec ce que me proposait l'entraîneur ? Il dût lire sur mes traits mes interrogations, car il reprit bien vite :
"c'est la chance de ta vie, Natacha. Tu vas représenter la Russie à l'étranger, concourir pour défendre nos couleurs et nos valeurs. C'est une expérience inouïe, et tu es très jeune, cette opportunité ne se présentera pas tous les jours." Mais j'étais encore dans ce flottement hésitant. Accepter et partir ? Refuser et rester ? Qu'aurait dit Aleks ? Qu'aurait conseillé mon père ? J'avais dix-neuf ans, était-ce un âge pour quitter son pays vers une ville inconnue ?
"Puis-je garder la soirée pour réfléchir, et donner ma réponse demain matin ?" Visiblement mécontent, Ivan garda le silence quelques instants, puis accepta.
"Soit," dit-il,
"mais je t'attends demain matin à la première heure. Ce genre de réponses ne doivent pas être trop longues à être communiquées, et le directeur attends." Je hochais la tête vivement :
"demain matin, première heure," répétais-je avant de tourner les talons, l'esprit encore secoué de questions. Je quittais la salle d'entraînement, pris une douche, enfilais mon jean et mes bottes. Le printemps se faisait sentir, et en ce mois de mai, les températures commençaient lentement à remonter. A Londres, sans doute les arbres étaient-ils déjà en fleurs et le soleil brillant. J'attrapais mon sac, saluais mes connaissances, sortis dans la rue. Le métro bondé ne me faisait aucune envie, et je pris le parti de marcher jusqu'à chez moi. J'avais encore la tête pleine et dans la poche, je sentais le papier plier en quatre. L'espace d'un instant, je fus tentée de m'arrêter, de téléphoner à Aleksandr et de lui demander son avis. D'ailleurs, je m'arrêtais bel et bien. Mais au lieu de sortir mon téléphone, je fis volte-face et partit en courant en direction de la salle d'entraînement. Qu'étais-je en train de faire ? Je ne le savais pas très bien, en réalité, mais je résolus d'arrêter de me poser des question et pour une fois, foncer tête baissée. Lorsque j'arrivais devant la salle, Ivan ouvrait la portière de sa voiture, côté conducteur.
"Ivan !" crais-je. Il leva les yeux, surpris, ouvrit la bouche mais je l'interrompis.
"J'accepte," fis-je, enfin à sa hauteur. Sur ce, je dégainais le papier, le dépliais et attrapais un stylo dans mon sac, signais. Le tout en moins de deux secondes. Je lui tendis le papier, et son sourire me réchauffa le coeur.
"Monte," me dit-il,
"je te ramène chez toi. La future championne moscovite devrait économiser ses forces." L'idée que je viens de faire la pire folie de ma vie ne m’effleure même pas.
¤¤¤
"Hé, mademoiselle ! Mademoiselle ! Oui, vous, avec les cheveux blonds et le jean noir, c'est à vous que je parle !" Splendide. Moi qui espérais sortir discrètement, c'est raté. Agacée, je me retourne, et me trouve nez à nez avec un escrimeur du groupe masculin, aussi slave que je le suis, qui agite quelque chose sous mon nez.
"Ma veste !" Je m'exclame, comprenant soudain,
"merci." J'ai un sourire, enfile le vêtement bleu glacier acheté à Moscou avant le départ. Puis je réalise que mon interlocuteur est toujours là, et lui lance un regard interrogateur.
"Je ne vous avais jamais vue, avant," me fait-il,
"pourtant je connais quasiment tout le club." Surtout la section féminine, ais-je envie de lui répondre. Il ne me connait peut-être pas, après tout c'est la première fois que je lui parle, mais moi je ne connais, au moins de nom et de vue. La moitié des filles du club lui tournent autour en gloussant. Typiquement le genre de comportement qui ne me donne aucune envie de passer du temps avec mes collègues, en dehors des heures d'entraînement bien sûr.
"Je ne vais pas aux soirées," répondis-je avant de prendre la direction de la sortie.
"Une minute !" Nom d'un chien, mais qu'est-ce qu'il est collant !
"Si ça ne vous ennuie pas, j'aimerais rentrer à l'hôtel, monsieur Alistratov." Je crois qu'il faudrait être aveugle, ou sourd, voire les deux, pour ne pas se rendre compte que j'ai surtout envie d'être seule.
"Vous connaissez mon nom, mais je ne connais pas le vôtre." Ce type est donc aveugle et/ou sourd. Ou alors, il se fiche éperdument de mon agacement, pourtant bien visible. Je penche plutôt pour la deuxième option, ce qui m'agace encore plus.
"Natacha," lâchais-je.
"Je peux filer, maintenant ?" Autour de nous, plusieurs personnes circulent, la plupart des membres du club d'escrime auquel nous appartenons tous deux, chargé de représenter la Russie lors de cette compétition au Canada. Du haut de mes vingt-deux ans, c'est à moi que revient la première place chez les femmes. Apparemment, j'ai été plutôt douée aux épreuves de qualification. Alistratov, qui continue de me dévisager, représente l'équipe masculine depuis des années maintenant. Il a cinq ans de plus que moi, et est sans doute la mascotte de tout le club. Le genre d'homme qui, j'en suis sûre, s'amuse à séduire toutes les jeunes filles un peu écervelées qu'il croise pour mieux les jeter ensuite. Je ne le connais pas, mais c'est l'effet qu'il me fait. Lequel effet me donne surtout envie de partir en courant.
"Moi, c'est Vladimir. Évitez le monsieur, j'ai l'impression de prendre dix ans." Malgré moi, j'ai un ricanement, mais il l'ignore et continue :
"vous êtes dans le club depuis longtemps ?
- Quatre ans," répondis-je.
"- Effectivement, vous n'allez jamais aux soirées ! Je suis ici depuis neuf ans, et c'est la première fois que je vous vois.
- Je vous l'ai dit, entre les soirées et moi, ça fait deux. Vous permettez que je m'en aille ?"Visiblement, il n'est pas décidé à me lâcher, puisque à peine je commence à faire quelques pas, voilà qu'il me suit.
"Vous vous plaisez à Toronto ?
- Pas mal, mais dans la catégorie grandes villes, j'ai préféré Londres et Paris. Et la Russie me manque."D'instinct, je caresse du bout les doigts les deux pendentifs passés sur la chaîne en or accrochée à mon cou, la médaille de Saint Michel et la croix orthodoxe. Oui, la Russie me manque. Même la neige est différente, ici. J'avais commencé à voyager pour les compétitions dès mes dix-neuf ans, et ce fameux soir où j'avais signé sur un coup de tête le papier laissé par Ivan. Depuis, j'avais vu Londres, Paris, Berlin, New York et maintenant Toronto. Et plus je voyageais, plus je réalisais que je n'étais bien qu'en Russie. Nakhodka, Moscou, peu importait, tant que j'étais en territoire russe. Les voyages ne me semblaient intéressants que lorsque j'étais de retour sur mes terres natales et que je regardais les photos prises en souvenirs. Autrement, ces terres me manquaient tellement que j'en venais à haïr les moments où j'étais loin de chez moi. Regrettais-je pour autant de m'être engagée ? Pas vraiment. Le même souci qui m'animait depuis toujours, celui d'être reconnue et d'exister aux yeux de mes parents, restait suffisamment ancré en moi pour que je sois encore avide de leur reconnaissance... Et peu soucieuse de les revoir. C'était en fin de compte le seul point positif que je trouvais aux voyages. Ils savaient que je menais une carrière qui, dans sa catégorie, pouvait être qualifiée de brillante, j'aimais les imaginer vanter les mérites de leur fille cadette et de son don inné pour l'escrime - comme si mon propre travail n'y était pour rien. Mais je détestais avoir directement affaire à eux. Lorsque j'avais à leur parler, je le faisais par l'intermédiaire de mon frère. Avec mes soeurs, l'essentiel du contact s'était rompu.... Si contact il y avait eu un jour. C'était Aleks qui me tenait au courant de ce qu'il advenait d'elles deux, mais jamais je ne m'aventurais à leur parler. Pire, je n'était pas certaine d'avoir leur numéro de téléphone.
La Russie de nos jours prônait les valeurs traditionnelles et plutôt conservatrices, valeurs dans lesquelles j'avais été éduquées, et qui me parlaient, que je continuais à suivre. Mon sincère attachement envers la religion orthodoxe en était la preuve. Or ces même valeurs n'étaient pas seulement centrées sur les croyances et superstitions qui n'avaient jamais vraiment déserté la Russie, elles l'étaient aussi sur l'importance du noyau familial et d'une certaine forme de patriarcat. Or, à ce jeu là, j'étais perdante. Mon frère était mon seul point de repère, autrement je ne vivais que pour ma carrière. Avoir été la mal-aimée pendant quinze ans avait coupé un besoin d'attaches. Des amis, je n'en avais pas vraiment, je n'avais pas vraiment d'ennemis non plus. Des connaissances, tout au plus. Point d'effusions de sympathie, ni de haines tenace. Pas d'histoire d'amour non plus. Juste des coups de téléphone à mon aîné, et mes heures d'entrainement. Je vivais seule, je n'avais même pas d'animaux de compagnie. Nul ne se souciait de moi, sinon Aleks, et cela me convenait très bien ainsi.