Elle m’exaspère.

Vraiment.

Je ne sais au juste quelle lubie a bien pu lui passer par la tête – mais j’ai eu envie de me taper la tête contre un tronc lorsque James McAllister est venu m’informer qu’il avait vu partir Kriemhilde, Patapon sur une épaule, un sac de voyage suspendu à l’autre, visiblement décidée à se rendre près de Zeus Olympien.

Il y a trois jours de cela.

Ne l’ayant pas revue depuis, il s’est inquiété, et il est venu m’en parler. Evidemment. Je ne sais pas à quel moment l’on m’a promue sauveteuse d’étrangers en vadrouille dans la jungle, mais la patience que j’ai dévolue à Kriemhilde est en train de s’effriter et j’aurais préféré profiter de la présence de Sadhil plutôt que partir à la recherche d’une blondinette pas forcément très équilibrée perdue entre les troncs. C’est loin, en plus – j’aurais pu partir à pied sur les sentiers, mais elle aurait eu le temps de mourir largement avant mon arrivée… Chargeant deux grosses outres d’eau dans mes sacoches de selle, y joignant de la nourriture, je décolle à dos de griffon et dirige ma monture en direction de la Merveille.

Plusieurs heures s’écoulent avant que je ne l’aperçoive, près du roncier redoutable qui en défend l’accès – elle a l’air bien portante, Patapon aussi, et le soulagement laisse place à l’irritation. Me posant près d’elle, je l’apostrophe sèchement, la désapprobation gravée sur chacun de mes traits.

« As-tu définitivement perdu l’esprit, malheureuse ? Qu’est-ce qui t’a pris ? »

Et voilà, c'est du Kriemhilde tout craché. Poussant un soupir résigné, je laisse mon agacement s'envoler, remplacé par de la pitié et un certain ressentiment envers les inconscients qui l'ont vue partir et l'ont laissée faire, sachant qu'elle se retrouverait nécessairement en difficulté à un moment ou à un autre. Je me suis attachée à cette oiselle perdue, mais plus le temps passe, et plus je réalise à quel point sa dépendance des autres conditionne sa survie – en Oblivion, cela réduit assez drastiquement ses chances de survie. Mais je n'ai pas vocation de m'occuper d'elle toute ma vie, il va falloir qu'elle apprenne – et comme elle semble posséder le pouvoir d'anticipation d'un Patapon, la tâche promet d'être compliquée. Pinçant d'une main l'arête de mon nez, je convoque toute la pédagogie dont je suis capable.

« Lorsque tu souhaites te rendre quelque part, tu dois avant tout t'assurer de la durée de ton voyage. Je sais bien que les tiens éprouvent des difficultés à se repérer ici, mais demande à l'un des miens, nous saurons te renseigner, et te conseiller sur les meilleures manières de survivre à ton trajet. »

Tendant les bras, j'attrape Patapon, m'assurant sommairement qu'il n'est pas blessé avant de grattouiller le doux duvet à l'arrière de sa tête.

« Il faut que tu sois prudente, Kriemhilde – surtout quand tu es responsable d'un être aussi vulnérable que lui. »

Un instant, je profite de la présence de Patapon dans mes bras pour le câliner outrageusement, ma mémoire soudain saturée de ces jours heureux de mon enfance où j'ai grandi à moitié dans les nids des harfangs sur les hauteurs, au milieu de leurs petits. Parfois, Étoile de Glace me manque ; parfois, l'homme du foyer de ma mère me manque également. Avoir Badr à Petit Matin s'est révélé une merveilleuse surprise, gâchée toutefois par la présence d'Aliador, et la sachant présente je ne me suis guère aventurée près des griffons, souhaitant éviter un esclandre. Du coup, je profite de la petite boule de plumes de Kriemhilde, laissant un sourire affectueux m'échapper tandis qu'il se met à roucouler sous mes doigts, à la manière des oisillons. Il est adorable, ce malheureux petit, et j'en veux un peu à Kriemhilde d'être partie sans veiller à sa sécurité. Derrière moi, le harfang emprunté aux Chevaucheurs se rapproche, et je remets Patapon entre ses pattes – il veillera sur lui, le temps que je discute avec sa mère adoptive. Dans un concert de piaillements, effectivement, le petit téméraire se jette sur son aîné, sautillant dans tous les sens avec l'exubérance de la jeunesse, tandis que l'adulte le couve d'un œil vigilant, empli d'indulgence.

« Vous allez bien maintenant, mais il pourrait vous arriver malheur prochainement. C'est un bébé, Kriemhilde, et toi... Je ne pense pas que tu puisses te défendre comme il se doit. J'ai eu peur pour toi, tu comprends ? »

Elle me désespère. Elle est pétrie de bonnes intentions, pourtant, je le vois bien : mais avec la jugeote d’un canari… Clairement pas adaptée à la vie dans la jungle, c’est certain, et susceptible d’être tuée par à peu n’importe quoi, de la plante vénéneuse au puma mal luné. Je réfléchis quelques instants. Petit Matin n’est peut-être pas l’endroit idéal pour elle ; mais Patapon, comme elle le nomme, a besoin de ses semblables…

« Kriemhilde, as-tu déjà pensé à t’installer… ailleurs ? Je connais un campement, dans la Plaine, loin du danger de la jungle, où les Chieresques sont agréables et souriants. Tu y serais bien accueillie. » Chant d’Espérance serait effectivement l’endroit idéal pour elle : l’artisanat local tourne autour du tissu et je suis certaine qu’elle peut apprendre à travailler l’étoffe. En plus, il y a un nid de griffons bruns pas très loin : le petit pourrait y côtoyer ses semblables et s’y épanouir parmi les siens. Rien qu’à entendre ses gazouillis frénétiques dans mon dos, et les bruits de gorge amusés bien plus graves de ma monture, je sais qu’il apprécie le contact d’un autre griffon et qu’il en profite de tout son cœur, pépiant vigoureusement mille histoires en sautillant gaiement sur le dos de l’adulte, battant de ses toutes petites ailes. « Lui aussi, il y serait bien, tu sais. Tu t’occupes bien de lui, mais il a aussi besoin d’apprendre auprès d’autres griffons, tu comprends ? »