“ Istalia Kaligaris &  Ivy Kathryn Kelly ”

   
« Deux étrangers. Une presque-femme, et un bébé. » Les Chieresques venus me trouver au point du jour semblent méfiants. Je les comprends : d’ordinaire, les nouveaux arrivants sont soit des adultes, comme moi, soit des enfants accompagnés d’au moins un adulte, comme Thémis. Rarement des enfants tous seuls. Encore moins un enfant accompagné d’un bébé. Ils les ont observés, ces nouveaux arrivants, toute la nuit, mais ne se sont pas approchés. Pas par crainte, les tribus autochtones sont chez elles dans la jungle et ne redoutent que le déplaisir de Chiere. Mais par prudence, plutôt, de crainte que leur apparition soudaine n’effarouche les enfants et ne les fasse fuir, ce qui leur ferait courir le risque de se confronter sans renfort aux dangers de la redoutable faune locale.

Bon. Une « presque-femme ». Une adolescente, donc. Et un bébé. Le sien ? Peut-être. Les chasseurs venus me quérir n’ont pas vraiment plus d’éléments, sinon que la jeune fille semble prendre grand soin de l’enfant. Non, elle ne l’allaite pas. Oui, elle lui parle, la berce, présente toute les manifestations de la tendresse. Étrange. Peut-être deux frères et sœurs égarés loin de leurs parents ? Pas d’adultes apparus à proximité, précisent les chasseurs. Deux frères et sœurs égarées tout court, alors. Hors de leur monde, dans tous les cas : les vêtements décrits ne sont clairement pas chieresques.

Une heure plus tard, nous voilà en route : Thémis, dont la présence pourrait rassurer l’adolescente et munie d’un pique-nique comportant de quoi nourrir un bébé, deux chasseurs m’indiquant le chemin, et moi-même, portant sur mon dos un sac remplis d’ustensiles et de vêtements propres. La jeune fille ne voudra peut-être pas me suivre, mais au moins, je peux leur donner de quoi survivre un peu plus longtemps. Une toile de tente, un sac de couchage basique, un briquet à silex, une gourde. Le strict minimum. Oui, si elle refuse de me suivre, elle aura quand même de quoi abriter un peu le bébé. Elles ne sont pas très loin, en plus : c’est en milieu de matinée que nous rejoignons les pisteurs restés auprès des deux arrivants pour les surveiller discrètement et écarter d’eux les éventuels dangers. Rien de spécial à signaler. L’adolescente semble globalement indemne, malgré quelques bleus, bosses, égratignures et diverses contusions. Le bébé babille et s’agite, ça a l’air d’aller bien aussi… Nous remercions les Chieresques, qui disparaissent dans la végétation avec un naturel toujours aussi sidérant après quinze années passées à les fréquenter.

C’est le moment de nous annoncer. D’après les échos que j’entends, la fille parle anglais. « Hého ? » J’ai crié. À mi-voix. Oui, c’est possible. « Tu m’entends ? » De quelques pas prudents, j’avance entre les arbres pour entrer dans le champ de vision de l’adolescente, les bras levés devant moi, bien en vue, pour bien qu’elle voie que je suis inoffensive. (C’est Thémis, restée hors de vue pour le moment, qui me garde ma machette.) « Je m’appelle Talia. Je peux avancer ? Je viens vous aider, toi et ton bébé. » Je ne suis pas effrayante : je porte des vêtements passe-partout pour crapahuter dans la jungle, ma tignasse rousse est soigneusement rangée sous un grand chapeau, et je souris. Elle ne devrait pas avoir peur.  

J’espère.