L'As des As

   Certains sombrent dans le jeu par dépit, par angoisse, par chaos émotionnel, par frime, pour séduire ou pour oublier. Beaucoup se retrouvent dépouillés, sans le sou, pleurant la perte de leur fortune pourtant honnêtement accumulées.

Je ne suis pas de ceux-là.

Je suis de ceux qui vivaient dans la misère, qui n’avaient d’autres choix que la lutte ou la mort. Mon père était un arnaqueur né. Il volait aux riches et aux puissants, se faisait passer pour un agent immobilier, pour le secrétaire d’une grande société vendant un immeuble ou un service, pour un réparateur de matériel… Il récupérait de tout. Des cachets, de grosses enveloppes, des avances sur paiements, du matériel informatique, des voitures, ou même des dons de la part de bourgeois à qui il faisait miroiter de beaux projets d’aide aux défavorisés. Il n’avait aucune morale, aucune limite. Jamais il n’était lui-même, toujours un personnage, toujours une image qui ne resterait que peu de temps sur la rétine de sa cible.

Il a été mis en prison quand j’avais huit ans. Il est mort en prison quand j’avais douze ans.

Quand j’étais gosse, ma mère était mannequin. Belle à en faire mourir d’envie les hommes qui la voyait porter des tenues toujours plus incroyables les unes que les autres. Rayonnante, toujours souriante, toujours impeccable. Elle avait l’art de séduire les hommes, elle savait les faire parler, les faire se plier à ses pieds, elle savait plaire, tout simplement. Jusqu’au jour où mon père est parti. Elle a vieilli. Elle a sombré peu à peu dans l’alcool. Puis les drogues l’ont emporté. Sa seule issue pour continuer à vivre et à se fournir a été la prostitution. Elle m’entraînait parfois aussi dans ses combines pour soutirer de l’argent à ceux qui en avaient.

Quand j’ai eu seize ans, elle a fini par se faire interner pour alcoolisme et des troubles maniaco-dépressifs sévères. J’ai passé deux ans à changer de foyer, de famille en famille, viré par des gens qui ne voulaient absolument pas d’un gosse aussi mal éduqué, téméraire et mal poli que moi. Je ne faisais aucun effort pour m’intégrer.

Avec une telle enfance, à mes dix-huit balais, vous comprendrez bien que j’ai quitté tout cadre scolaire pour me lancer dans une carrière où le mensonge, le bluff, le charme, l’observation et la compréhension d’autrui font fureur. Pendant longtemps j’avais étudié de nombreux jeux de carte et d’argent pendant le temps alloué à mes « études ». Il était temps d’en faire usage. Je commençais d’abord cette carrière bancale dans des bars tout aussi sombres et sales que mon quartier d’origine. Ne m’embarrassant ni de vergogne ni d’honnêteté, je trichais, volais et ne reculais devant rien pour gagner suffisamment d’argent pour subsister.

Mais j’étais agile de mes dix doigts, j’avais du culot et je savais mentir et cacher mes sentiments mieux que personne dans le milieu. Nul ne se méfiait du jeunot que j’étais, et ça leur a coûté très cher. Je pu bientôt me payer un aller simple pour Las Vegas, mon paradis. Je réussis vite à me faire engager comme croupier, ce qui m’assura un salaire pour vivre et m’occuper à plein temps à l’étude des joueurs, de leurs habitudes, leurs caractères, les facteurs déclencheurs de leurs bluffs et leurs décisions. Aussitôt mon travail terminé, le soir, je m’asseyais de l’autre côté de la table. Et c’était bien là le métier le plus rentable pour moi. « Joueur de poker professionnel ».
Ça sonnait presque comme un vrai métier. En tout cas, ça rapportait autant, bien plus, même, sur les bons jours, qu’un « vrai métier ». Plus ça allait, et plus j’accumulais une petite fortune.

Mais ici… Ici, à quoi bon elle me sert, ma fortune ? Et quand est-ce que je pourrais bien la retrouver ? Alors oui, qu’est-ce que je fais là, hein ? Hé bien… J’ai suivi un être qui m’était cher. Herbert, qu’il s’appelait. J’l’ai connu quand j’étais gosse, c’est un ami qui m’a toujours soutenu. Un peu plus vieux que moi, il prenait soin de moi, un peu comme le grand frère que je n’ai jamais eu. Je ne l’ai jamais revu depuis que je suis parti à Vegas, mais on continuait de communiquer. Quand j’ai appris sa disparition, je suis parti à la pêche aux infos. J'ai fini par tomber sur James McAllister, et je me suis embarqué dans "l'aventure". J’avais pas prévu de telles emmerdes, cela dit. Je n’ai qu’une envie, c’est retrouver Herbert et trouver un moyen de partir d’ici. Au milieu de cette bande d’aventuriers, je ne me sens vraiment pas à l’aise, et ils me font bien comprendre que je ne leur plais guère. En même temps : la barbe ! Quel ennui ce village et toutes ces tâches à effectuer pour le groupe… On se croirait dans une espèce de colonie de vacances mal préparée.

Non, vraiment, à part à la limite quelques Chieresques, il n’y a pas grand monde ici qui m’inspire un tant soit peu de sympathie.