Vaut-il mieux être seul, que mal accompagné ?

Takeyun avait le front soucieux. La façon dont il lissa la fine tresse d'un brun opaque ornant son menton témoignait d'un intense dilemme.
Cela faisait longtemps maintenant qu'il connaissait l'étrangère en face de lui, longtemps qu'elle lui avait prouvé être digne de confiance, lorsqu'elle avait sauvé son fils des funestes anneaux du python qui voulait le lui prendre. Sans rien demander en retour, sinon ne plus véritablement être une "étrangère". Pourtant le Chieresque se sentait redevable, et même si ce qu'elle lui demandait avait de quoi le faire cogiter sur la notion de dette morale, il ne se voyait pas refuser.

San avait entendu des bruits. Dans la jungle, un groupe de chasseurs rentrant au camp lui avait rapporté la présence suspecte d'empreintes de bottes à crampons dans une zone proche de la Grande Désolation, selon un chemin percé dans la végétation par des coups de lame. Ils disaient ne pas avoir osé aller voir plus loin que la lisière de la jungle, mais ils étaient certains, au vu de leur trajectoire déterminée, que les "autres" se rendaient à cette vaste plaine aride et nue.
Un endroit que les Chieresques ne voulaient pas fouler. Un endroit tranquille pour des activités que l'on ne souhaiterait pas ébruiter.

« À ton avis, qu'est-ce qu'ils peuvent bien avoir à faire là-bas qui ne mérite pas qu'on aille jeter un œil ?
– Cette terre est restée loin de nos yeux depuis plus longtemps que ne remonte la mémoire de nos parents, San. Même à l'époque où tu es arrivée, nous ne nous sommes pas rendus à la Grande Désolation pour voir si les étrangers l'avaient profanée. Nous ne savons jamais ce qu'il se passe là-bas et jusqu'à preuve du contraire...
– Mais cette fois c'est différent ! Et tu le sais aussi bien que moi. Les Orphelins sont venus délibérément en Oblivion. Ils sont venus chercher quelque chose, ou peut-être quelqu'un, et ils ont déjà commencé à coloniser une partie de la jungle. Je ne peux pas croire qu'ils aient tous des projets honnêtes.
– Il n'y a rien dans la plaine. Chiere l'a abandonnée.
– Pourquoi ? Qu'en sais-tu ? »

La mine du Chieresque se renfrogna davantage encore, si c'était possible. La jeune femme craignit de l'avoir blessé et un malaise s'installa quelques secondes.
Elle regrettait que Safir ne soit pas là. Le colosse aurait su convaincre son vis-à-vis sans avoir besoin d'autre argument que celui du devoir, et il aurait trouvé les mots pour le rassurer sur les limites de leur implication. Avec lui, tout était facile, tout était simple. Elle souffla.

« Takeyun, reprit-elle en ravalant son agacement, je comprends tes réticences, mais tu dois penser au devenir d'Oblivion. Ces gens... On ne sait rien d'eux, il faut en avoir le cœur net. Ce n'est pas à toi que je vais apprendre la méfiance... ? »

L'homme ne répondit rien, baissant les yeux. Lui-même avait fait preuve de circonspection, quelques années plus tôt, à l'égard de celle qui était aujourd'hui une amie. C'était le moins qu'on puisse dire : il avait été de ceux qui exigeaient qu'elle ne s'approche pas du camp, au départ. Peut-être San expérimentait-elle le revers de cette ouverture à l'autre, à laquelle elle devait sa relation avec beaucoup d'autochtones.

« Tu sais que j'ai voulu quitter l'autre monde en partie à cause de leur manie de vouloir dominer les autres, de s'approprier ce qui ne leur appartient pas, de piétiner ce qui ne leur rapporte rien... S'il te plaît. »

Takeyun releva son menton barbu et poussa un profond soupir.

« Bien. Je t'accompagnerai. Il y a les marais et, les hommes y passant peu, c'est un endroit dangereux ; je demanderai à mon frère ainsi qu'à un autre guerrier de venir avec nous. Mais à une condition. »

San hocha la tête, prête à accepter n'importe quoi de la part de son acolyte.
Mais elle ne s'attendait pas à ça :

« Aucun Chieresque ne passera les limites de la jungle. Une fois près de la Grande Désolation, tu serais ainsi seule, et je ne le permettrai pas. Trouve-toi un étranger pour y aller avec toi, sans quoi, je ne pourrai accepter de t'aider. »


Ils marchaient depuis bientôt quatre heures, entre sentiers naturels et ponts de lianes et de bois, suspendus au-dessus des marécages où sifflaient les reptiles de toutes tailles, où bourdonnaient des insectes gros comme la main, et où flottait une odeur de compost, parfois d’œuf pourri. Peu sensibles à ces désagréments, les membres de l'équipée ressentaient davantage le désir de faire une pause. San aurait bien continué encore une bonne heure, ayant pris soin de bien se remplir le ventre au préalable et impatiente qu'elle était d'arriver, mais Takeyun accordait plus d'importance qu'elle aux besoins du jeune homme qui les accompagnait.

Alessandra avait en effet cédé à la requête de son ami, et avait pris sur elle de dénicher un quelconque binôme pour la seconde étape de son expédition. On lui avait parlé d'un garçon à la peau pâle, très grand, et manifestement lié aux Orphelins. Les quelques Chieresques qui l'avaient déjà côtoyé s'accordaient pour dire qu'il était un peu à l'écart des autres, un peu taiseux. Ces caractéristiques s'étaient confirmées lorsqu'elle s'était rendue au village des Orphelins pour le voir.
Son nom était Ölver, elle n'avait pas eu à se plaindre la barrière de la langue malgré son accent qu'elle trouvait singulier, et n'avait pas mis longtemps à se rendre compte qu'il n'était pas encore indispensable aux autres Orphelins. Le candidat parfait.
C'est qu'on ne sait jamais ce qu'il peut arriver à ceux qui se perdent dans la jungle, alors autant qu'ils ne manquent à personne...

Ils en étaient donc là de leurs pérégrinations, Takeyun s'enquérant dans un chieresque simplifié de l'état de fatigue du "petit" nouveau dans la chaleur étouffante, San ruminant de temps à autres des piques à son attention, et tous ensemble cherchant à atteindre une sorte de plateau qui montait en face d'eux.
Là-bas, un chemin à flanc de coteau grimpait par delà la végétation, et permettrait de voir où s'en trouvait leur progression, et quelle direction prendre ensuite.

Takeyun ouvrait la marche, tandis que les deux autres guerriers demeuraient avec San et Ölver.
Il emprunta un pont fait de cordages vieillis et de lattes de bois dont certaines étaient absentes ou brisées, avec prudence. Tous observaient avec attention sa progression, qui semblait sans danger. Lorsqu'il parvint de l'autre côté, la jeune femme s'engagea à son tour.
Elle en était à la moitié lorsqu'un feulement retentit derrière Ölver et les deux guerriers restés avec lui. L'un des deux poussa un cri d'alerte qui fit pivoter Sandra, et elle vit fondre sur eux un couple d'énormes tigres qui devaient les suivre depuis un moment. Ils avaient attendu leur heure, les prenaient en étau sur le bord du gouffre, et les trois hommes n'avaient le choix que de les affronter ou de se jeter sur le pont dont les fixations, c'était évident, ne supporteraient pas le poids de tous.

L'un des guerriers poussa le jeune homme vers le pont tandis que Sandra et Takeyun s'époumonaient chacun dans leur langue, criant à leurs compères de courir vers eux.

L'un des guerriers voulut porter son coup à l'un des fauves, mais fut renversé et tomba sur la corde de fixation... qui craqua sous les pressions conjuguées. Sa jumelle ne tint pas plus longtemps et dans un long et fort souffle de vent, le pont s'effondra sous les pieds d'Ölver et Sandra, qui sombrèrent dans le précipice au son des hurlements de leurs protecteurs impuissants.